mardi 18 septembre 2012

L’approche comptable en éducation au Québec (1re partie)

Une discussion sur Twitter le 17 septembre 2012 sur l’approche comptable en éducation m’a interpellé. Et comme les 140 caractères du réseau social ne permettent pas de faire toutes les nuances nécessaires dans ce type de dossier, j’ai préféré me rabattre sur mon blogue.


Mise en contexte

@MarioAsselin semblait affirmer que l’approche comptable en éducation n’était pas une réalité au Québec (Mario, tu me corriges si je travestie ta pensée). Pour ma part, je considère que cette approche comptable est d’ores et déjà une réalité très présente dans le travail des enseignantes et enseignants et qu’elle affecte grandement leurs conditions d’exercice. Mario Asselin m’invitait à lui transmettre quelques liens hypertextes sur cette question, je vous invite plutôt à un voyage au pays des gestionnaires de l’éducation.

Un voyage en trois temps

Ce voyage, je le ferai en trois temps. Aujourd’hui, j’indiquerai comment on peut définir l’approche comptable en éducation et comment elle a pris forme au Québec. Vous verrez que François Legault, l’actuel chef de la Coalition Avenir Québec (CAQ), y est pour beaucoup.

Dans le billet suivant, j’indiquerai comment cette vision comptable a des impacts négatifs, particulièrement pour les écoles en milieu défavorisé, et comment elle affecte les conditions d’exercice des enseignantes et enseignants.

Dans le dernier billet, je poserai la question de l’efficacité et de la pertinence de cette vision comptable en éducation. Donne-t-elle réellement des résultats? Permet-elle à plus d’élèves de réussir? Est-elle vraiment un moyen pour mieux gérer les écoles?

Une approche comptable en éducation, de quoi parle-t-on?

Qu’entend-t-on par approche comptable en éducation? Bien sûr, cela dépend de son point de vue. Les progressistes en éducation ont plutôt tendance à y voir un travestissement de la mission fondamentale de l’éducation qui vise à instruire, à socialiser et à qualifier les élèves en vue de leur insertion sociale et professionnelle. Le fait de mettre l’accent sur des cibles chiffrées à atteindre sans égard aux moyens disponibles, l’utilisation à grande échelle des données statistiques pour «gérer» l’éducation et l’utilisation d’indicateurs de performance sont pour eux quelques-uns des éléments qui forment l’approche comptable de l’éducation et qui nous détournent de la mission première de l’école.

Pour les gens plus à droite socialement et politiquement, l’approche comptable en éducation signifie une meilleure gestion de l’éducation qui serait garante d’une plus grande réussite des élèves. Il y a un discours très présent au ministère de l’Éducation, chez certaines directions générales de commission scolaire et certaines directions d’établissement autour de cette question des statistiques[1]. On y parle de tableau de bord remplit d’une myriade d’indicateurs de performance tous chiffrés et de logiciels d’exploitation de ces données (le logiciel le plus connu se nomme Lumix). Dans cette vision de l’éducation, les résultats à atteindre sont plus importants.

D’où vient cette vision comptable ?

C’est une pensée gestionnaire qui a pris forme dans de nombreux pays depuis au moins deux décennies. Au Québec, elle s’installe dans la fonction publique et elle est formalisée dans la Loi sur l’administration publique en 2000 qui vise l’instauration d’une gestion axée sur l’atteinte des résultats dans les ministères et les organismes du gouvernement. Avec la nouvelle gestion publique, certains ont parlé de l’émergence d’une pensée comptable en éducation. Cette dernière peut être définie sur la base du triple E : économie, efficacité, efficience.

De manière un peu plus détaillée, on peut caractériser la nouvelle gestion publique par une approche client (les attentes et les besoins de la population deviennent l’étalon de toutes les orientations), où l’action des actrices et acteurs est jaugée à l’aune de la performance, de l’efficacité et de la réduction des coûts. On y observe également une volonté de décentraliser un certain nombre de pouvoirs et de responsabilités des instances centrales vers les instances intermédiaires et locales.

Le mode de gestion privilégié est celui des résultats, c’est-à-dire que de haut en bas de la chaîne administrative, chaque organisme doit se fixer de grandes orientations, qui seront déclinées par la suite en objectifs et cibles à atteindre. En ce sens, la nouvelle gouvernance est orientée plus ou moins fortement par l’idée d’obligation de résultats. Les résultats à atteindre doivent être évalués et, pour ce faire, une panoplie d’indicateurs de performance est mise au point et intégrée dans un tableau de bord.

Dans ce cadre, la nouvelle gestion publique et les organisations (ainsi que leur personnel) sont imputables (responsables) de la réussite ou de l’échec de l’atteinte des objectifs fixés et elles doivent en rendre compte par la publication (rendre publics) des résultats obtenus[2].

Les plans d’affaires de François Legault

Cette nouvelle manière de gérer les affaires de l’État et de ses organismes dépendants a pris place rapidement en éducation. Au Sommet du Québec et de la jeunesse, en 2000, un consensus a été dégagé concernant la volonté de qualifier 100 % des jeunes du Québec. Le ministre de l’Éducation de l’époque, François Legault, souhaite atteindre cette cible de 100% de qualification en mettant en place, dans tous les établissements scolaires du Québec, des plans de réussite. Plusieurs ont vu dans ces plans de réussite le calque des plans d’affaires dans les entreprises. D’ailleurs, le ministre lui-même disait à qui voulait l’entendre que le plan de réussite était l’équivalent scolaire du plan d’affaires.

À partir d’une analyse de la situation de l’établissement scolaire et de l’identification des obstacles à la réussite, ces plans devaient comporter: 1) des objectifs mesurables à atteindre pour améliorer la réussite sur un horizon de trois ans; 2) des moyens pour y parvenir; 3) des mesures d’évaluation et une mise à jour annuelle. Dans les instructions fournies par le ministère de l’Éducation pour cette opération, les écoles ont été invitées à se fixer des objectifs précis et mesurables, comme la réduction des retards au primaire ou l’augmentation du taux de diplomation au secondaire.

Plusieurs commissions scolaires ont joué le jeu de la nouvelle gestion en éducation et se sont fixé des cibles fort ambitieuses à atteindre. À partir de l’analyse des plans de réussite déposés par les commissions scolaires au nom de leurs établissements, on a constaté la volonté de faire passer le retard scolaire de 22,2% à 11% et le pourcentage de décrochage de 26,8% à 22,8%[3].

D’autres établissements scolaires ont plutôt résisté à cette vision comptable de la réussite et à l’obligation de résultats qui l’accompagnait en mettant dans leur projet éducatif et dans leur plan de réussite des objectifs généraux à atteindre, non pas des cibles précises et chiffrées. Devant cette résistance, le ministre de l’Éducation déclarait en 2001 qu’il entendait inclure des mesures «avec des dents» dans la Loi sur l’instruction publique afin de faire respecter la volonté du gouvernement.

Les plans de réussite

Les amendements proposés par le projet de loi no 124 à la Loi sur l’instruction publique en 2002 se situent dans le prolongement des débats qui ont entouré l’opération «Plan de réussite», lancée par François Legault. Ce projet de loi vient enchâsser, dans la loi éducative du Québec, les principes de la nouvelle gestion publique. Il devenait impossible dans ces conditions, pour les actrices et acteurs du milieu, de se soustraire à la volonté ministérielle, sous peine d’enfreindre la loi. Ces modifications obligent chaque commission scolaire à adopter un plan stratégique et chaque établissement à se doter d’un plan de réussite pour la mise en œuvre de leur projet éducatif, pour les écoles, ou de leurs orientations, pour les centres.

Toutefois, la résistance au projet de loi no 124 a été tellement forte que le législateur a dû concéder que, dans les plans de réussite des établissements, il n’y aurait pas d’obligation d’inclure des cibles chiffrées à atteindre (par exemple, obligation d’augmenter de 2% la diplomation dans l’année) afin de laisser plutôt place à des objectifs plus généraux (prendre les moyens nécessaires pour augmenter la diplomation durant la prochaine année). Le milieu de l’éducation échappait ainsi pour un moment à l’obligation de résultats, mais le gouvernement reviendra à la charge plus tard.

Les conventions de partenariat et les conventions de gestion

En 2008, le gouvernement fait un pas supplémentaire pour soumettre les établissements scolaires à l’obligation de résultats. Avec l’adoption du projet de loi no 88, de nouvelles modifications à la Loi sur l’instruction publique viennent formaliser et articuler davantage l’instauration d’une gestion axée sur les résultats dans les commissions et les établissements scolaires.

Ainsi, des buts fixés, des objectifs mesurables et des cibles de diplomation sont désormais établis pour chaque commission scolaire. Une approche contractuelle est instaurée entre le Ministère et la commission scolaire par une convention de partenariat et entre la commission scolaire et ses établissements par une convention de gestion et de réussite. Ces conventions précisent la contribution de chacune et chacun à l’atteinte des buts fixés, des objectifs mesurables et des cibles de diplomation déterminés par le ministère de l’Éducation[4].

Avec ces nouvelles dispositions législatives, les écoles doivent se centrer davantage sur les résultats à atteindre que sur les moyens pour atteindre ces résultats[5].

En attendant le prochain billet, voici un texte de Pierre Collerette, gourou des commissions scolaires en matière de gestion axée sur les résultats et d’approche comptable en éducation. Ce chercheur a donné plusieurs formations dans des commissions scolaires afin de préparer les gestionnaires de l’éducation à implanter les conventions de partenariat et les conventions de gestion dans les écoles du Québec. Je reparlerai de ce texte dans le dernier billet.





[1]  Ce ne sont bien sûr pas toutes les directions générales de commissions scolaires, encore moins toutes les directions d’établissement, qui sont d’accord avec la vision comptable en éducation. J’en connais qui sont même très critiques de cette approche.

[2]  Voir Conseil du Trésor (1999). Pour de meilleurs services aux citoyens. Un nouveau cadre de gestion pour la fonction publique. Québec : Gouvernement du Québec, Le Conseil.

[3] Claude Lessard (2004). « Conclusion synthèse ». Dans Claude Lessard et Philippe Meirieu (dirs.). L’obligation de résultats en éducation. Québec : Presses de l’Université Laval, p. 295-309.

[5]  Voici un exemple de convention de gestion sous forme de tableau de bord. 

6 commentaires:

  1. D'entrée de jeu, je voudrais simplement reproduire ici ce que j'ai vraiment écrit hier sur l'approche comptable :
    1er rweet : « Je ne suis pas de l'approche « comptable » d'ailleurs, je ne connais personne qui la défende... » http://twitter.com/MarioAsselin/status/247842527279984640

    2e tweet (m'adressant à Jacques) : « Si tu croises un document qui prône une approche comptable de l'éducation ou en explique les fondements, je suis preneur ! »
    http://twitter.com/MarioAsselin/status/247844873175195649

    Avant de commenter sur le fond, donc, j'apporte cette correction : Je ne sais pas si l’approche comptable en éducation existe au Québec. Si c'est le cas, elle me semble d'ailleurs exister beaucoup dans l'oeil de ceux qui la décrient. Mon point était - et est encore - que je ne m'identifie pas à une telle approche et que je ne connais pas de gens qui s'y identifie.

    Je souhaitais de toi une source qui explique cette approche à laquelle on fait référence de temps à autre.

    Je reçois maintenant par la lecture de ton billet que «ta démonstration» de l'existence de cette approche va aller de pair avec «ta démonstration» du rôle que François Legault (mon chef à la CAQ) aurait pu jouer dans la promotion de cette approche.

    C'est de bonne guerre j'imagine.

    Je vais te laisser terminer «ta démonstration» et je reviendrai poursuivre cette discussion, ouverte à tous, par ailleurs ;-)

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    1. Mario,

      Pour ton chef, François Legault, je ne peux pas réécrire l'histoire. Il est au fondement de l'approche comptable en éducation avec ses plans de réussite qu'il associait à des plans d'affaires. Pour la source que tu souhaitais, elle est incluse dans le billet (voir le document de Collerette) et t'en fournirai d'autres dans les deuxième et troisième billets. Sois patient!

      Au plaisir

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  2. Je suis pour la vraie approche "comptable" en éducation. C'est à dire utiliser le plus possible les données pour faire des décisions à l'échelle individuelle (toutes les professeurs le font déjà d'une façon ou d'une autre quand il utilise le résultat d'un élève à un test ou exercice pour faire des décisions pédagogiques), de la classe (pour mieux diversifier l'enseignement par petit groupe à l'intérieur d'une classe, etc.), de l'école (pour faire une meilleure planification, utilisant les ressources d'une école le mieux possible pour renforcer les points forts, remédier aux points faibles), de la commission scolaire (même chose, mieux allouer les ressources, savoir quelles écoles performent le mieux pour tenter de répliquer leur façon de faire, etc.) et provinciale (même principe).

    Mais nous n'avons simplement pas de données suffisament solides pour faire de la vrai gestion "comptable", aussi appelé gestion par les résultats. Sans ces vraies données, nous ne savons même pas lesquels de nos écoles sont les meilleures ou les pires (nous le savons en terme absolu ie pires résultats ce qui est plutôt inintéressant, mais pas en terme relatif, meilleurs croissances de ces élèves).

    Très peu de gens prônent la vrai gestion "comptable" au Québec, très peu la comprenne. Ta vision réductrice et biaisée de cette gestion provient sans doute de tes préférences politiques et de ton expérience personnelle avec une pauvre gestion "comptable" mal implantée. Se fixer des objectifs chiffrés n'est pas de la gestion "comptable", c'est plus exprimer ces rêves, en couleur.

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  3. Sur cette question, j'ai écrit un chapitre de livre en 2005 ("L'opération "contrat de performance" des universités québécoises dans la perspective de l'objectif de réussite étudiante" dans Chenard et Doray (2005), "L'enjeu de la réussite dans l'enseignement supérieur", Québec, PUQ, pp. 41-60) en collaboration avec le sous-ministre de l'époque, Louis Gendreau, responsable de l'opération des contrats de performance. Nous concluons: "Cette initiative n'a sans doute pas contribué de façon satisfaisante à instaurer une forme de régulation adaptée au cas de l'institution universitaire, une forme de gouvernance caractérisée par la convergence des objectifs et la fédération des intérêts, dans la perspective du bien commun" (p. 54). Le chapitre met en évidence notamment le fait que ce modèle de la contractualisation s'inscrit dans la mouvance du Nouveau management public (NMP), un modèle de gestion étroitement associé au néolibéralisme. M. Legault, ministre de l'Éducation, était le promoteur de cette opération.

    J'ai aussi commis un texte pour le numéro de novembre de la revue "Le Monde de l'Éducation" intitulé "La gestion axée sur les résultats: mode passagère ou nouveau paradigme de gestion scolaire?" où je mets en évidence, entre autres, le fait que l'éminence grise du NMP, Hood, inspiré par ses recherches empiriques, est devenue très critique du modèle qu'il a lui-même contribué à définir en le comparant à la planification soviétique par objectifs. Il croit que les mêmes causes produisent les mêmes effets: lorsque les objectifs et les moyens ne sont pas perçus comme étant légitimes par les agents, alors se manifestent des stratégies de contournement.

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    1. Merci Jean pour ces informations. Tes textes sont des pièces pertinentes à mettre au dossier. Je connais moins la problématique de la gestion axée sur les résultats en enseignement supérieur mais tes commentaires m'indiquent clairement que ce n'a pas été un succès. Par ailleurs, j'aime bien la réflexion et la critique de Hood sur le nouveau management public. J'ai bien hâte de lire ton article.

      Au plaisir

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  4. Anecdote: lorsque les recteurs d'université ont proposé au ministre de l'Éducation François Legault de remplacer 1’expression "Contrat de performance" par "Contrat d’orientation et de Développement", monsieur Legault a dit: "COD, Cash On Delivery, ça me convient parfaitement!" Vision comptable en éducation?

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